By JUAN COLE
Traduit par Jean Granoux de l’américain.
En empruntant l’expression de « nouvel historicisme » des études littéraires, je n’entends pas en reprendre toutes ses thèses. Il s’agit plutôt une analogie. Tout comme Stephen Greenblatt en est venu à exiger d’avoir un contexte historique pour les études Shakespeariennes, se rebellant contre la nouvelle critique décontextualisée de Yale dans les années 1950, les études coraniques ont désespérément besoin de l’histoire universitaire en même temps que de l’analyse philologique.
Les points ci-dessous sont destinés à amener les historiens de l’islam archaïque à repenser la manière dont notre discipline peut s’appliquer aux origines de la religion prônée par Mahomet. Excusez-moi de les présenter ici juste sous forme de simples assertions, mais après tout il s’agit d’un manifeste. Je peux présenter des arguments solides pour chacun de ces points, mais je laisse ce genre de note de bas de page pour les communications ultérieures. En attendant, je suis heureux de les argumenter à fond. Beaucoup de ces thèses ne trouvent pas leur origine en moi, mais représentent ce que je crois être la meilleure pratique actuelle. Je pense que beaucoup d’entre elles sont évidentes dans les travaux d’Angelika Neuwirth, de Fred Donner, de Nicolai Sinai, de Glen Bowersock, d’Aziz al-Azmeh et d’autres qui travaillent actuellement dans ce domaine. Néanmoins, certaines de ces thèses me sont en fait propres et pourraient rencontrer des difficultés pour être acceptées.
La raison pour laquelle un nouveau manifeste historiciste est nécessaire est que l’école connue sous le nom de révisionnisme a, je pense, découragé la recherche sur le Mahomet historique et a même découragé les recherches universitaires sur le Coran. En déplaçant les origines de l’islam de l’Arabie occidentale, en projetant le développement du Coran des décennies et même des siècles après la mort de Mahomet en 632, en repoussant mystérieusement l’intégralité de la tradition musulmane ultérieure selon laquelle cette religion serait indifférenciée et inutilisable, le révisionnisme a paralysé le domaine. Qui pis est, toutes ces thèses sont erronées.
Maintenant, voyons le manifeste.
1. Dans leurs analyses, les historiens doivent tenir compte du contexte, des changements avec le temps, des relations de causalité et des comparaisons afin d’explorer les sources primaires (récits de témoins oculaires – documents, mémoires, chroniques, sermons, récits oraux collectés) tout en évitant les illusions de l’anachronisme et de l’appel à l’autorité. Les personnes formées à la philologie ou à la théologie peuvent trouver ces méthodologies troublantes et les percevoir comme menant à des choix arbitraires, dès lors que le fait de se concentrer sur les sources primaires détermine la façon dont les sources secondaires seront utilisées et met en question (exclut ?) l’autorité générale de ces dernières. Néanmoins, une méthodologie historique solide peut résoudre certaines des énigmes qui polluent (assaillent) les études coraniques depuis les années 1970. Cet accent mis sur la méthodologie historique ne prétend pas être positiviste ni suggérer que les ambiguïtés textuelles puissent être facilement surmontées. La phénoménologie, l’ethnographie, une description détaillée et d’autres approches non positivistes sont compatibles avec les outils mentionnés ci-dessus.
2. Les dates que reconnaît la tradition musulmane pour le Coran, soit 610-632 sont dans une large mesure correctes. Ni la tradition syriaque selon laquelle Mahomet est vivant après 632, ni la tradition royale iranienne selon laquelle il meurt en 628 ne sont convaincantes, et elles s’annulent mutuellement. Le texte du Coran ne fait aucune référence aux hostilités avec des Byzantins ou des Chrétiens, il est donc antérieur à 634.
3. Muhammad ibn Abdullah (Mahomet) est un personnage historique réel. C’était un commerçant au long cours. Il appartenait au clan Banu Hashim de la ville sanctuaire de La Mecque, qui accueillait les pèlerins et maintenait la paix dans la ville sanctuaire. La religion de Muhammad a grandi en Arabie occidentale, mais avec le pli mentionné ci-dessous.
4. Le Coran peut être étudié pour la biographie intellectuelle du prophète Mahomet, tout comme les épîtres authentiques de Paul peuvent être étudiées pour la sienne. La recherche universitaire est agnostique, et il n’y a aucune différence pour un objectif (en termes) de recherche entre un texte inspiré ou révélé et un autre type de texte, car même les croyants se doivent d’ (devraient) admettre que l’inspiration fonctionne à travers des êtres humains et qu’elle a un auditoire et un contexte humains. Les études stylométriques du Coran indiquent qu’il n’y a pas plus d’un « auteur » ; nous pouvons donc en conclure que Mahomet en est le responsable, le transmetteur ?) véhicule (en français, connotation bouddhique).
5. Les historiens doivent lire les passages connexes du Coran (par exemple, 9: 1-29 ou 48) comme une unité continue et comme révélatrice d’un récit historique, en contraste avec la tendance des Abbassides à atomiser l’exégèse et à attacher des significations tendancieuses à des vers pris hors de leur contexte.
6. La guerre (603-629) entre l’empire romain d’Orient et l’empire iranien sassanide, qui fait partie des événements majeurs cités dans le Coran, et la politique dont elle a été le théâtre, constituent un contexte essentiel pour le Coran. Le Coran s’associe beaucoup à l’empire romain dans cette lutte et évoque des points de vue positifs envers les chrétiens, tout en critiquant certains aspects de la théologie chrétienne (les critiques les plus vives visent probablement davantage l’ (une ?) hérésie collyridienne plutôt qu’à la doctrine majoritaire).
7. Malgré le silence sur ce sujet de la part des sources musulmanes ultérieures, Muhammad a continué à voyager après 610, quand il a cru que Dieu avait commencé à lui conférer le Coran. Il s’est rendu régulièrement au Yémen et jusqu’à l’Arabie romaine et les trois Palestines [1]tout au long de sa vie. Un corollaire de cette thèse est que Muhammad connaissait l’araméen et connaissait probablement le koine grec utilisé comme norme urbaine dans les villes romaines de Petra, Bostra et Damas. Un corollaire supplémentaire est que le Coran s’adresse parfois à des auditoires sous régime Sassanide au Proche-Orient ou au Yémen. Les travaux de Paula Fredriksen et de Laura Nasrallah sur les épîtres authentiques de Paul offrent ainsi un éclairage méthodologique pour l’étude de Mahomet et du Coran.
8. Le Coran a des points communs avec les textes néoplatoniciens de l’Antiquité tardive, même s’il s’éloigne parfois des préceptes néoplatoniciens. Les termes techniques pour « le mot » (milla, kalima) sont utilisés dans le sens du Logos grec.
9. Il est possible d’éclairer des passages du Coran en les comparant à d’autres œuvres de l’Antiquité tardive, en particulier des œuvres des VIe et VIIe siècles. Ceux-ci incluent The Spiritual Meadow de John Moschus,[2] l’Histoire de Théophylact Simocatta[3], l’Histoire d’Agathias[4], la Chronique de Pâques[5], la poésie de George de Pisidie[6] et le sermon de Theodore Syncellus[7], entre autres. Noter les points de comparaison et de contraste n’implique pas de déceler une influence ; il s’agit d’explorer l’intertextualité dans l’Antiquité tardive.
10. La tradition biographique et de chronique musulmane postérieure des années 760 aux années 800 et 900 est souvent anachronique et plus ou moins fiable, se développant après « cent ans de silence » au cours desquels les récits sur le prophète et sa communauté ne circuleront que par tradition orale populaire, évolutive et soumise à variations. Ces auteurs ont perdu contact avec le contexte coranique et araméen du Coran et le représentent comme une tradition arabe purement endogène.
11. Parce que le Coran est précoce, c’est notre seule source primaire pour la vie du prophète. S’il ne mentionne pas un incident majeur relaté par les sources ultérieures, il convient de se méfier de cet événement. Là où ses attitudes et ses valeurs contredisent nettement un récit ultérieur, nous devrions fermement rejeter ce dernier. En particulier, la tradition postérieure est beaucoup plus martiale et militante que le Coran lui-même.
12. Des éléments de la tradition tardive peuvent parfois être récupérés pour être utilisés comme sources historiques. Gregor Schoeler et Andreas Gorke[8] ont montré que 8 épisodes de la vie du prophète relatés par `Urwa b. Al-Zubayr[9] nous sont parvenus par le biais de chaînes de transmission très épaisses. Si ces huit textes montrent des signes d’anachronisme, ils concordent généralement avec le Coran et fournissent un contexte historique. Ils sont utiles s’ils sont contrôlés par le Coran en tant que source primaire.
13. L’utilisation de textes récents est une pratique historique courante, en particulier en histoire médiévale. Utiliser un texte incorporé dans une œuvre parce qu’il semble s’accorder avec le Coran n’entraîne pas l’obligation d’utiliser tout ce qui est inclus dans cette œuvre et n’est pas une forme de « choix sélectif cherry-picking », dans la mesure où un texte primaire continue d’être la norme. Les textes abbassides sont souvent quelque peu atomistiques (atomistic = toute représentation dans un système linguistique ou mental est complètement définissable par elle antonyme : holistique), amalgamant les récits de diverses sources antérieures, dont beaucoup purement orales. Des pépites d’or subsistent au milieu de monticules de scories.
14. Le Coran a plusieurs (sources, toiles de fond) origines civilisationnelles. Le contexte gréco-nabatéen, qui s’étend de la Transjordanie au nord du Hejaz, est un élément essentiel. L’écriture arabe a évolué à partir du nabatéen. Le Coran mentionne des sites de culture nabatéenne tels que le sud de la Transjordanie et la ville hejazie de Hijr (Hegra). Les déesses dénoncées dans le Coran ont été vénérées à Nabataea. Après 106, l’empire romain régna sur la Transjordanie et l’usage du grec devint la norme urbaine. Les divinités locales ont été identifiées aux dieux de l’Olympe. Après la conversion de Constantin en 312, le christianisme fit des progrès rapides en Transjordanie. Ce mélange d’hellénisme, de thèmes religieux du nord de l’Arabie, de traditions nabatéennes et de christianisme romain donne un contexte au Coran. Le Yémen est un autre contexte de ce type.
15. Le vocabulaire théologique du Coran s’applique d’une part à la tradition monothéiste autochtone de Himyar (après 380) au Yémen et, d’autre part, à l’arabe romain oriental et, plus tard, à l’arabe chrétien, parlé en Syrie, en Transjordanie et en Palestine. Les emprunts et les calques sur la terminologie grecque, araméenne et moyen perse (pahlavi) font partie du vocabulaire théologique coranique.
16. Les récits chrétiens syriaques du VIIe siècle après 636, selon lesquels l’islam peut être pour l’année de leur composition, mais ne sont pas fiables
16. Les récits chrétiens syriaques du VIIe siècle après 636 qui mentionnent l’islam peuvent être des sources primaires pour l’année de leur composition, mais ne sont pas fiables en tant que sources primaires pour la vie du prophète, sauf si ce qu’ils relatent est conforme au Coran. Ce sont des récits extérieurs ne montrant aucune familiarité avec les intériorités de la tradition et ce ne sont pas des sources primaires pour 610-632.
17. Les « conquêtes musulmanes » du Proche-Orient après la mort de Mahomet en 632 sont une rupture historique foucaldienne, et non une continuation de la vie et des enseignements du Prophète. Il est anachronique de projeter dans la période 610-632 les principes, pratiques et attitudes de la fin du VIIe siècle, plus particulièrement tels qu’ils sont présentés dans des tex
[1] Galilée, Samarie et Judée
[2] http://www.monachos.net/contennt/patristics/patristicteksts/173-moschus-meadow
[3] Theophylaktos Simokatès (grec ancien : Θεοφύλακτος Σιμοκάτ(τ)ης), ou Simocatta, Simocates, latinisé en Theophylactus Simocatta, est un historien byzantin du début du viie siècle. Le surnom « simokatès » (museau de chat) est généralement attribué à son apparence physique. Traduction et commentaire de l’homélie écrite probablement par Théodore le Syncelle sur le siège de Constantinople en 626. Appendice : Analecta Avarica / de L. Sternbach.
Theophylactus Simocatta Θεοφύλακτος Σιμοκάτ(τ)ης), historien byzantin du début du viie siècle.
[4] Agathias le Scholastique Άγαθίας σχολαστικός (530 ?- entre 582 et 594) historien byzantin du règne de Justinien entre 552 et 558.
[5] Chronicon Paschale (the Paschal or Easter Chronicle),
[6] Georges de Pisidie (en grec Γεώργιος Πισίδης) est un poète de langue grecque né vers 580 et mort vers 634
[7] Georges le Syncelle Georgius Syncellus, mort après 810, est un ecclésiastique et un chroniqueur byzantin. Traduction et commentaire de l’homélie écrite probablement par Théodore le Syncelle sur le siège de Constantinople en 626. Appendice : Analecta Avarica / de L. Sternbach. (Szeged 1975)
[8] https://diwan.hypotheses.org/5936 Andreas Görke and Gregor Schoeler, « Reconstructing the earliest sīra texts : the Hiğra in the corpus of ‘Urwa b. al-Zubayr », ANDREAS GORKE and GREGOR SCHOELER, Die altesten Berichte uber das Leben Muhammads: Das Korpus ‘Urwa ibn az-Zubair Article in Journal of Semitic Studies 57(2):434-436 · July 2012 DOI: 10.1093/jss/fgs019
[9] ‘Urwah ibn al-Zubayr ibn al-‘Awwam al-Asadi (Arabic: عروة بن الزبير بن العوام الأسدي, (mort en 713) est l’un des sept juristes qui ont rédigé le fiqh de Medine à l’époque Tabi‘in et un des historiens musulmans.
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